Jeannette Ar Beuz était restée veuve avec trois fils. L’aîné s’appelait Erwan, le puîné Alain, et le cadet, Fañch. C’étaient de beaux jeunes hommes, bien plantés sur leurs pieds, et de plus, ils n’étaient pas arrivés trop tard au marché de l’intelligence. Les autres jeunes gens du pays, qui en étaient un peu jaloux, parce qu’aux pardons, ils avaient le choix des belles filles, qui les appelaient « paotred », des farauds et des gars sans souci. Les vieillards les nommaient des bons vivants, et les mères, des enjôleurs.
L’été, on les voyait partout aux pardons, aux aires neuves et aux foires ; et l’hiver, ils fréquentaient les maisons où l’on jouait aux cartes et où l’on s’amusait, la nuit, et ils ne rentraient jamais à la maison avant deux ou trois heures du matin. Ils partaient ensemble de chez eux, aussitôt qu’ils avaient soupé, mais rarement ils rentraient ensemble, car chacun d’eux allait où l’appelait son plaisir ou sa passion. Plus d’une fois, leur mère avait reçu des plaintes, au sujet de jeunes filles « trompées » et mises à mal, et elle se contentait de répondre :
– Que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne puis que vous donner un conseil : c’est de ramasser vos poulettes, quand mes coqs sont dehors !
Une nuit de mois de janvier, les trois frères étaient allés ensemble à Kerminihi, où il y avait un festin de boudins. Après le souper, on dansa et l’on joua aux cartes. Ervwan et Alain, qui y avaient leurs prétendues, leurs douces jolies, les reconduisirent chez elles, entre dix et onze heures.
Fañch s’attarda à jouer aux cartes. Une dispute s’éleva, à propos d’un coup douteux, et, les têtes étant fortement échauffées, l’on cria, l’on jura, l’on blasphéma, et l’on en vint même aux coups. Fañch était un de ceux qui faisaient le plus de bruit. La partie finit là-dessus, vers une heure du matin, et chacun s’en retourna chez soi, dans des directions différentes.
Fañch était seul et de mauvaise humeur, parce qu’il avait perdu au jeu. Il faisait un beau clair de lune. Il devait passer par le chemin creux du Melchoneg, qui avait la réputation d’être hanté par de méchants lutins, et même par le diable, et que l’on évitait ordinairement, une fois la nuit venue. Il s’y engagea résolument. Ce chemin est encaissé des deux côtés par de hauts talus qui le surplombent à pic et dont les branches d’arbres se croisent et s’entrelacent, formant une voûte touffue que les rayons du soleil ne peuvent percer, même aux plus beaux jours d’été ; de plus, il est si étroit, que deux hommes peuvent à peine y passer de front. Vers le milieu, à l’endroit le plus resserré, Fañch remarqua quelque chose de noir, qui barrait le passage.
– Que diable est-ce que cela ? se dit-iI.
Il n’était pas peureux, surtout quand il avait bu un coup de trop, et il avança et reconnut bientôt que c’était un cheval, un beau cheval noir. Il s’arrêta un moment à le considérer et ne put s’empêcher de s’écrier :
– Le beau cheval ! Je n’ai jamais vu son pareil. Mais à qui donc peut-il appartenir et pourquoi se trouve-t-il ainsi, seul, dans ce chemin ? Il n’est sûrement pas de la paroisse, et doit appartenir à quelque étranger, à qui il sera sans doute arrivé un accident. II est bridé et sellé.
Fañch voulut passer outre ; mais, le cheval barrait toujours le passage et refusait de le laisser libre. L’intrépide Fañch sentit un léger frisson de peur lui courir dans le dos, et jugea prudent de revenir sur ses pas, sans essayer de forcer le passage. Arrivé à un endroit où le talus était moins haut, il monta dessus et marcha parallèlement au chemin. Mais il lui fallut bientôt y redescendre, et le cheval se trouva encore devant lui avec l’étrier à la portée de son pied, comme pour l’inviter à monter sur son dos. Fañch grimpa de nouveau sur le talus, et essaya de descendre à un autre endroit. Le cheval était encore là ! Et il remonta sur le talus, pour aller plus loin. Plus de dix fois il tenta la même épreuve, et toujours le cheval se trouvait devant lui et l’empêchait de passer. Enfin, il entendit trois heures sonner, au clocher de Plouaret, il fit le signe de la croix, et le cheval disparut, au triple galop, faisant feu des quatre pieds et des naseaux.
Fañch put alors rentrer chez lui, où il arriva tout bouleversé et tremblant la fièvre, si bien qu’il lui fallut garder le lit, toute la journée.
Et, à partir de ce jour, il changea de conduite, se rangea et cessa d’aller courir, la nuit.
Je l’ai entendu raconter lui-même ce qui lui était arrivé, et il pensait que ce cheval était le cheval du diable.
– C’était sûrement le cheval du diable, dit la vieille Guyona, et s’il était monté sur son dos, il l’aurait jeté dans quelque précipice, ou l’aurait mené, vivant, en enfer !